CHAPITRE DIX

Heath !

Je me précipitai vers lui, hurlant presque mon soulagement de le voir, lui, plutôt qu’un Corbeau Moqueur terrifiant ou, pis encore, un immortel aux yeux couleur du ciel nocturne, à la voix chargée de secrets interdits.

— Heath ? répéta Erik, l’air mécontent.

Il m attrapa le bras au moment où j’allais passer devant lui et fronça les sourcils.

— Ton petit ami humain ?

— Ex-petit ami, corrigeâmes-nous en même temps, Heath et moi.

— Hé, tu ne serais pas Erik ? L’ex-petit ami novice de Zœy ? demanda Heath.

Il sauta avec légèreté du seuil, l’image même – un bon mètre quatre-vingts, des cheveux ondulés châtain clair, des yeux et des taches de rousseur absolument craquants – du joueur de football américain. Oui, j’admets volontiers que mon petit ami de lycée est un peu cliché, mais c’est un cliché adorable.

— Petit ami, rectifia Erik d’une voix dure. Pas ex-petit ami. Et vampire, pas novice.

— Oh, railla Heath, je te féliciterais bien de t’être réconcilié avec Zœy et d avoir eu de l’avancement, mais ce serait hypocrite. Tu vois ce que je veux dire, mec ?

Il contourna Erik, me prit le poignet et son regard s’arrêta sur mes nouveaux tatouages.

— Waouh ! Ça, c’est carrément cool ! Alors, ta déesse prend toujours soin de toi ?

— Oui.

— Tant mieux, dit-il en me serrant dans ses bras. Je me suis fait du souci pour toi ! Tu es en un seul morceau ?

— Je vais bien, répondis-je, un peu fébrile.

La dernière fois que je l’avais vu, il avait déclaré que c’était fini entre nous. Seulement, son odeur était incroyable. L’odeur de mon enfance, mélangée à un parfum excitant et délicieux. Je savais ce qui m’attirait autant : son sang. Et ça m’embrouillait encore plus.

— Excellent, dit-il en me relâchant.

Je reculai et me rapprochai d’Erik. Je vis un éclat douloureux dans les yeux de Heath, qui ne dura qu’une seconde. Il sourit et haussa les épaules, comme si notre étreinte ne signifiait rien, puisque nous n’étions plus que des amis désormais.

— A vrai dire, je m’en doutais, reprit-il. Même si ce truc entre nous est brisé, je le saurais s’il t’arrivait quelque chose.

Il avait prononcé « ce truc » d’une voix pleine de sous-entendus, et je sentis qu’Erik bouillait à côté de moi. Je voulais juste m’en assurer. Et puis, il faut que tu m’expliques ton coup de téléphone d’hier soir.

— Un coup de téléphone ? fit Erik en me regardant d’un air suspicieux.

— Parfaitement ! répondis-je en relevant le menton.

Il était peut-être mon petit ami, mais je n’allais pas

pour autant accepter son attitude possessive et sa jalousie.

— J’ai appelé Heath pour lui dire de protéger sa famille des Corbeaux Moqueurs. Nous ne sommes plus ensemble, mais je ne veux pas qu’il lui arrive du mal.

— Les Corbeaux Moqueurs ? répéta Heath.

— Que se passe-t-il dehors ? demanda Erik.

— Ce qui se passe ? Comment ça ? Tu parles du gros orage qui a viré à la pluie verglaçante, ou du gang qui a pété les plombs ? Et c’est quoi, ces Corbeaux Moqueurs ?

— Quel gang qui a pété les plombs ?

— Non, je dirai que dalle tant que tu n’auras pas répondu à ma question.

— Les Corbeaux Moqueurs sont des créatures démoniaques issues des légendes cherokees, expliquai-je. Jusqu’à hier soir, minuit, ce n’étaient que des esprits maléfiques, mais tout a changé quand leur père, un immortel nommé Kalona, s’est libéré de sa prison souterraine pour s’installer à la Maison de la Nuit de Tulsa.

— Tu penses vraiment que c’est une bonne idée de lui raconter tout ça ? intervint Erik.

— Hé, et si tu laissais Zœy décider ce qu’elle va me raconter ou non ? s’emporta Heath, qui semblait à deux doigts de lui mettre une droite.

— Tu es un humain, riposta Erik sur le même ton, prononçant le mot « humain » comme s’il s’agissait d une maladie honteuse. Tu ne peux pas gérer les mêmes choses que nous. Essaie de te rappeler que j’ai sauvé tes petites fesses quand tu t’es fait attaquer par des esprits vampires.

— C’est Zœy qui m’a sauvé, pas toi ! Et je gère Zœy depuis bien plus longtemps que toi.

— Ah oui ? siffla Erik. Combien de fois l’as-tu mise en danger depuis qu’elle a été élue par Nyx ?

Là, il avait marqué un point. Heath baissa d’un ton.

— Ecoute, je ne la mets pas en danger en venant ici. Je voulais seulement m’assurer qu’elle allait bien. J’ai essayé de l’appeler plusieurs fois, mais les communications sont perturbées.

— Heath, je n’ai pas peur pour moi, mais pour toi, dis-je en regardant Erik de manière à lui faire comprendre qu’il devait se taire…

— Je sais que ces saletés de zombis ont essayé de me dévorer la dernière fois que je suis venu ici. Mes souvenirs sont vagues, mais j’ai quand même apporté ça, dit-il en sortant de la poche de sa veste un pistolet noir au canon très court. C’est celui de mon père. J’ai aussi des munitions. S’ils s’avisent à nouveau de s’en prendre à moi, je pourrai tirer sur ceux que tu n’arriverais pas à maîtriser.

— Heath, ne me dis pas que tu te balades avec un pistolet chargé dans ta poche !

— Zo, j’ai mis la sécurité. Je ne suis pas complètement débile.

Erik eut m petit rire sarcastique. Heath le regarda en plissant les yeux. L’atmosphère était chargée de haine. J’intervins avant qu’ils ne se mettent à se taper la poitrine comme des primates.

— Les novices qui sont là ne mangent plus les humains, Heath, alors tu n’auras à tirer sur personne. Je m’inquiétais pour toi, à cause des Corbeaux Moqueurs.

— Elle a répondu à ta question, lança Erik. Maintenant, c’est quoi, cette histoire de gang ?

Heath haussa les épaules.

— On ne passe que ça aux infos. Enfin, quand la télé veut bien fonctionner. Il paraît qu’un gang a dérapé hier, vers minuit, pendant un rite d’initiation pour le Nouvel An, ou un truc comme ça. Sur Fox News, Chera Kimiko a parlé d’un bain de sang. Les flics ont mis du temps à intervenir. Des gens ont été tués en centre-ville, du coup tout le monde a la trouille, parce que d’habitude les voyous ne traînent pas là-bas. Les Blancs riches flippent à mort. Aux dernières nouvelles, ils voulaient appeler la garde nationale, même si, d’après les flics, tout est sous contrôle.

Il se tut ; j’aurais presque pu entendre les rouages tourner dans son cerveau.

— Alors, ce n’était pas un gang… mais ces espèces de corbeaux.

— Brillante déduction ! ironisa Erik.

— Oui, dis-je. Les Corbeaux Moqueurs ont commencé à attaquer quand nous nous sommes échappés de la Maison de la Nuit. Ils n’ont pas mentionné des créatures étranges, aux infos ?

— Non, juste des gangsters, qui s’étaient jetés sur les gens au hasard. Certains ont eu la gorge tranchée. C’est comme ça qu’ils tuent, ces Corbeaux Moqueurs ?

Je me souvins qu’une des deux visions d’Aphrodite sur ma mort avait failli se réaliser quand l’un d’eux avait essayé de m’égorger à la Maison de la Nuit, alors même qu’il n’avait pas retrouvé son enveloppe corporelle. Je frissonnai.

— Oui, apparemment. Je ne sais pas grand-chose sur eux, cela dit. Grand-mère pourrait nous éclairer, mais elle a eu un accident de voiture à cause d’eux, et…

— Grand-mère a eu un accident ? me coupa-t-il. Je suis vraiment désolé, Zo. Comment va-t-elle ?

Sa compassion était sincère. Grand-mère l’aimait beaucoup et il m’avait accompagnée chez elle, dans sa plantation de lavande, plein de fois.

— Elle va se remettre, déclarai-je fermement. Il le faut. Les sœurs bénédictines s’occupent d’elle dans le sous-sol de leur abbaye.

— Hein ? Un sous-sol ? Des bonnes sœurs ? Pourquoi n’est-elle pas à l’hôpital ?

— Elle y était avant le retour de Kalona, et avant que les Corbeaux Moqueurs ne récupèrent leur corps, mi-oiseau, mi-humain.

— Mi-oiseau, mi-humain ? Ça n’a pas l’air très ragoûtant.

— C’est pire que tout ce que tu pourrais imaginer, sans compter qu’ils sont très gros. Et maléfiques. Heath, tu dois m’écouter attentivement. Kalona est un immortel, un ange déchu.

— Par « déchu », tu entends qu’il ne fait plus partie les gentils et qu’il ne vole pas dans les deux en jouant de la harpe ?

— Il a des ailes, dit Erik. De grandes ailes noires. Mais non, ce n’est pas un gentil, et il ne l’a jamais été.

— Non, ce n’est pas vrai ! m’écriai-je.

Us me dévisagèrent tous les deux, étonnés. Je leur fis un sourire nerveux.

— Euh, enfin, d’après Grand-mère, Kalona était un ange, alors je suppose qu’il a été gentil, autrefois. Il y a très, très longtemps.

— Il me paraît plus sûr de partir du principe qu’il est totalement démoniaque, dit Erik.

— -De nombreuses personnes ont été blessées hier soir, reprit Heath. Je ne sais pas combien ont été tuées, mais ça a été terrible. Si ce Kalona est lié à ces meurtres, alors, en effet, il doit être démoniaque.

— OK, vous avez sans doute raison, admis-je à contrecœur.

C’était quoi, mon problème ? Je savais mieux que quiconque à quel point il était mauvais ! J’avais ressenti sa puissance sombre ; je n’ignorais pas que Neferet s’était alliée avec lui, et qu’elle avait décidé de tourner le dos à Nyx. Un seul adjectif pouvait résumer tout ça : démoniaque.

— Attendez, j’avais presque oublié ce truc, lança Erik en se précipitant vers la radio. Voyons voir…

Il manipula les boutons argentés, et finit par trouver lastation Channel 8, pleine de parasites. Le présentateur parlait à toute vitesse d’une voix grave.

— Revenons à notre reportage spécial sur les actes de violence commis hier soir par un gang dans le centre-ville de Tulsa. Les autorités sont catégoriques : la situation est sous contrôle. Voici les propos du chef de la police : « Il s’agissait du rite d’initiation d’un nouveau gang se faisant appeler les Moqueurs. Ses leaders ont été arrêtés, et les rues de Tulsa sont de nouveau parfaitement sûres pour nos concitoyens. » Bien entendu, la ville et sa région seront soumises à une vigilance de niveau rouge jusqu’à demain soir. Nous vous encourageons à ne sortir de chez vous qu’en cas d’urgence. On attend encore au moins quinze centimètres de pluie verglaçante, ce qui va ralentir les services chargés de rétablir l’électricité dans les nombreux quartiers qui en sont dépourvus depuis hier soir. Restez avec nous ; plus d’informations dans le bulletin météo complet de notre édition de cinq heures, soit dans une demi-heure.

Pour finir : on nous demande de faire une annonce publique. Tout le personnel et les élèves de la Maison de la Nuit doivent rentrer à l’école en raison des conditions météorologiques. Je répète, tout le personnel et les élèves de la Maison de la Nuit doivent réintégrer l’école.

Maintenant, revenons à notre programme…

— Il n’y avait pas de gang en centre-ville hier soir, dis-je. C’est complètement ridicule !

— Elle a réussi, murmura Erik d’un air sombre. Elle a manipulé la presse, et sans doute l’opinion publique.

— Le « elle » désignant la grande prêtresse qui a foutu le bazar dans mon esprit ? se renseigna Heath.

— Non, prétendit Erik.

— Oui, répondis-je au même moment. Je regardai Erik en fronçant les sourcils.

— Il a besoin de connaître la vérité pour se protéger.

— Moins il en sait, mieux ça vaudra pour lui.

— Non. Tu vois, avant, je pensais comme toi. Résultat : tout le monde s’est retourné contre moi. C’est aussi pour ça que j’ai commis de grosses erreurs, ajoutai-je en les regardant l’un après l’autre. Si je n’avais pas gardé autant de secrets, si j’avais cru mes amis capables d’affronter la vérité, je n’en serais peut-être pas arrivée là.

— D’accord, soupira Erik en s’adressant à Heath. Elle s’appelle Neferet. C’est la grande prêtresse de la Maison de la Nuit. Elle est puissante ; très puissante. Elle peut entre autres lire dans les pensées.

— Je sais déjà qu’elle peut bidouiller l’esprit des gens. A cause d’elle, j’ai oublié des choses qui me sont arrivées. Je commence tout juste à m’en souvenir.

— Est-ce que ça te fait mal à la tête, de te souvenir ? demandai-je, repensant à la douleur que j’avais éprouvée en brisant les barrages que Neferet avait construits dans ma mémoire.

— Oui, c’est douloureux, mais de moins en moins.

— Neferet est aussi la reine de Kalona, continua Erik.

— Alors, elle est vraiment tordue.

— Tordue et dangereuse, soulignai-je. Kalona a un seul point faible : il ne supporte pas d’aller sous terre. Alors, tu seras en sécurité sous la surface du sol.

— Et les Corbeaux Moqueurs ?

— On ne sait pas. Aucun n’est descendu ici, mais ça ne veut pas dire grand-chose.

Je songeai à la présence que j’avais ressentie dans les souterrains. De qui s’agissait-il ? Des novices rouges ? Des Corbeaux Moqueurs ? D’une autre créature sans visage, que Kalona aurait envoyée contre nous ? Ou était-ce seulement mon imagination malade ? Je n’avais qu’une certitude : si je leur parlais de mes doutes, ils me prendraient pour une folle ; alors je préférai me taire.

— Aujourd’hui, c’est samedi, dit Heath. On est en vacances jusqu’à mercredi, mais si cette tempête continue, on risque de ne pas avoir cours de la semaine. Ce ne sera pas trop difficile de rester à l’abri, même si les Corbeaux Moqueurs attaquent de nouveau et s’ils s’en prennent cette fois à Broken Arrow.

Mon estomac se noua.

— Ce n’est pas exclu. Neferet sait que je suis de Broken Arrow, et qu’il y a des personnes auxquelles je tiens là-bas.

— Elle pourrait y envoyer des Corbeaux Moqueurs rien que pour t’atteindre ?

— Oui, surtout si mon groupe et moi ignorons l’ordre de retourner à l’école.

— Mais attends, Zo ! Je croyais que vous deviez rester à l’école, à proximité des vampires adultes, pour ne pas tomber malades.

— Je suis là, dit Erik. Et il y a un autre vampire adulte, sans parler de Lucie.

— Lucie ? Je pensais que c’était une morte vivante.

— Plus maintenant. Elle s’est transformée en une nouvelle sorte de vampire, avec des tatouages rouges. Tous les novices qui ont tenté de te manger sont devenus des novices rouges, et ils ne sont plus aussi affreux.

— Waouh ! Je suis content que ta meilleure amie aille mieux.

— Moi aussi, fis-je en souriant.

— Alors, trois vampires suffisent à vous empêcher de tomber malades ?

— Il faudra bien, dit brusquement Erik. Heath, tu dois t’en aller maintenant.

Heath et moi le regardâmes, surpris. Je me rendis compte que j’avais beaucoup souri à Heath, heureuse que nous nous parlions de nouveau.

— La tempête, expliqua Erik. S’il ne part pas avant le coucher du soleil, il sera coincé ici. Or c’est dans une demi-heure environ. Heath, combien de temps il t’a fallu pour venir de Broken Arrow ?

— Presque deux heures. Les routes sont très mauvaises.

En temps normal, il n’aurait mis qu’une demi-heure. Erik avait raison. Il devait rentrer chez lui, d’autant plus que je n’étais pas persuadée qu’il serait en sécurité à proximité des novices rouges. Heath était cent pour cent humain, plein de sang frais, tiède, délicieux – je me mis à saliver à cette seule pensée – et je ne connaissais pas l’étendue de leur self-control.

— Fais comme il dit, Heath. Il ne faut pas que tu restes dehors ce soir. On ne sait pas ce que les Corbeaux Moqueurs ont dans la tête.

Heath me fixa comme si nous étions seuls, tous les deux.

— Tu te fais du souci pour moi, Zo !

Ma gorge s’assécha. Ce n’était pas une conversation que je voulais avoir devant Erik. Bien sûr que je me fais du souci pour toi ! Nous sommes amis depuis longtemps.

Je sentais les yeux d’Erik sur moi. Je me forçai à ne pas m’agiter d’un air coupable.

Heath me fit un sourire lent, chaleureux.

— Des amis. Bien sûr.

— Il est temps que tu y ailles, s’impatienta Erik.

— J’irai quand Zo me dira d’y aller, déclara Heath en le défiant du regard.

— Oui, il est temps que tu partes, dis-je aussitôt.

Heath ne me lâcha pas des yeux pendant plusieurs battements de cœur.

— Bien, comme tu veux !

Il se tourna vers Erik.

— Alors, tu es un véritable vampire maintenant ?

— Oui.

Heath le regarda de haut en bas. Ils avaient à peu près le même gabarit. Erik était plus grand ; Heath plus musclé. En tout cas, ils donnaient tous les deux l’impression de pouvoir se défendre. J’étais tendue tout à coup : allaient-ils se battre ?

— Il paraît que les vampires sont très protecteurs à l’égard de leurs prêtresses, finit par dire Heath. C’est vrai ?

— C’est vrai, répondit Erik.

— Alors, tu as intérêt à faire en sorte qu’il n’arrive rien à Zœy.

— Il ne lui arrivera rien tant que je serai en vie.

— J’espère bien, fît Heath d’une voix dure. Parce que, sinon, je te retrouverai et, vampire ou non, je te tuerai.